L’intelligence de tous, la vision d’un seul
Et si Léonard de Vinci avait été le premier design thinker ? A l’heure où nous célébrons le 500ème anniversaire de sa mort, la question vaut d’être posée. Le design thinking est une méthode révolutionnaire de développement de produits et de services. On y trouve trois phases : l’inspiration, phase d’observation et d’immersion dans l’univers de l’utilisateur final, l’idéation, période de créativité et d’exploration toujours en lien avec les utilisateurs potentiels, puis l’implémentation, phase d’aboutissement du produit. Le tout devant allier « attentes des utilisateurs, faisabilité technologique et viabilité économique », selon la définition faisant autorité.
L’importance donnée à l’aspect exploratoire de la démarche, la priorité conférée à l’hybridation des idées ne sont pas sans évoquer l’incroyable prolixité du maître italien. On sait qu’il fut peintre, sculpteur, architecte, urbaniste, astronome, anatomiste, botaniste, ingénieur… Mais avant tout un homme qui a conçu des usages nouveaux de façon visionnaire. Et voilà qui le rapproche extraordinairement du design thinking et de la Renaissance que nous vivons actuellement.
Entretemps est advenu un super-individu insurpassable, appelé l’intelligence collective !
Car nous sommes entrés dans l’âge d’une nouvelle synthèse entre le corps et l’esprit, entre l’individu et la société. La révolution numérique est une Renaissance au carré. Le triomphe du code est un bouleversement bien plus profond que l’imprimerie, le brassage des cultures et le génie des villes vont bien plus loin que la rencontre de l’Antiquité et de la modernité urbaine du 16ème siècle italien. Cela veut dire que nous n’avons plus à partir en quête d’individus géniaux comme Léonard. Entretemps est advenu un super-individu insurpassable, appelé l’intelligence collective ! Le démiurge d’aujourd’hui, c’est elle. Notre Renaissance dépasse les capacités d’un humain isolé, le génie solitaire n’est qu’un ingrédient utile. Nous avons aujourd’hui besoin de collectifs de guetteurs, dont la vision, en revanche, égalerait en cohérence celle d’un individu. Il nous faut plus que jamais retrouver une vision holistique.
C’est là qu’est précieuse l’intuition des usages qu’avait Léonard. Il fonctionnait comme une multitude connectée, trop occupé à voir pour s’arrêter et s’appesantir dans un des innombrables traités qu’il a esquissés. Il n’était pas une application, aussi géniale soit-elle, mais une plateforme collaborative à lui tout seul. Il était le roi de l’idéation et du prototypage : dans ses carnets, le texte est envahi par les croquis, car il les considérait meilleurs supports de compréhension, plus proches du vécu sensoriel.
On sent partout un extraordinaire travail de l’intuition.
Léonard développait cette faculté en dessinant des plantes, des villes, des tendons, des chats, des canons… Chaque fois, il donne à voir le fonctionnement des choses, comment elles peuvent être utilisées de façon novatrice. Imaginer des rues à deux étages, en se souciant de l’éclairage et de l’aération ; inventer un atlas du corps humain en trois dimensions ; concevoir la gestion de l’eau en excès ou en défaut ; imaginer l’avion, l’hélicoptère ou le parachute… C’est un nouveau rapport de l’homme aux éléments qu’il a développé, de nouvelles « expériences utilisateur », même si elles sont restées des expériences de pensée.
Aucune en effet n’a connu l’échelle 1 : elles manifestaient une telle avance que l’état des techniques ne la permettaient pas. Mais peu importe : c’est aussi un trait du design thinking dans sa phase exploratoire que de s’extraire du possible. Embauché à Palo Alto, le chief designer de Vinci aurait eu besoin d’une communauté dédiée pour chacune de ses fulgurances… Tirons-en la leçon : le succès d’Apple a été de proposer non pas tant des machines figées que des services, de l’intime, de l’ergonomique, à travers une customisation de l’outil et une boutique d’applications ouverte à tous les développeurs. Le dernier trimaran Sodebo Ultim 3, nec plus ultra de la navigation, n’a pas été conçu par un architecte naval, mais par un design team collaboratif, qui seul pouvait imaginer de placer la cabine de pilotage à l’avant et non pas à l’arrière. Le bateau sera encore longtemps en test par ses deux utilisateurs, le navigateur Thomas Coville et la mer elle-même… La multitude connectée, le crowdsourcing sont indépassables, mais nécessitent chaque fois un catalyseur, un utilisateur ultime qui comprenne de façon holistique les usages à venir. Que l’esprit de Léonard nous accompagne !